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qui est, comme chacun sait, extrêmement poissonneuse. Le troisième ou le quatrième jour de leur navigation, ils arrivèrent dans les parages de Manghislak, et laissèrent tomber l'ancre dans un endroit éloigné d'une dizaine de verst du rivage et où l'eaut avait dix brasses de profondeur; tout leur annonçait une pêche abondante.

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La chance avait été très-heureuse pour eux jusqu'à ce moment; elle va complétement changer. Au bout de quelques jours un navire arriva dans leur voisinage c'était celui d'Iakhia Moussaïeff, Tatare demeurant à Tzarevo, faubourg d'Astrakhan; il transportait des marchands khiviens d'Astrakhan à Manghislak. Les deux bâtiments étaient mouillés à peu de distance l'un de l'autre, un calme survint; Grouchine, qui manquait d'eau douce, s'embarqua dans un canot pour aller en demander à Moussaïeff. Bientôt le vent s'éleva, le navire tatare s'approcha de la côte. Trois jours après, douze Turcomans armés de fusils, profitant d'un calme plat, s'avancèrent en canot vers le bâtiment de Grouchine, et le firent prisonnier avec ses deux compagnons, sans qu'ils pussent opposer la moindre résistance. Grouchine, ayant soupçonné avec raison qu'il avait été trahi par Moussaïeff, fut confirmé dans cette supposition par les Turcomans; ils parlaient assez bien le russe, et lui dirent que ce Tatare leur avait conseillé de s'emparer de lui et de ses deux compatriotes. Ces nomades faisaient partie de ceux qui en 1810 ou 1811, surpris et enlevés au

nombre de sept cents par les Kirghiz, avaient élé conduits à Astrakhan et avaient demeuré dans le faubourg de Tzarevo. A peu près la moitié d'entre eux avait été, plus tard, ramenée à Manghislak.

Les brigands allèrent immédiatement à terre avec leur butin, et gagnèrent un aoul (hameau), où arrivèrent bientôt des Khiviens venus d'Astrakhan avec Moussaïeff. Khoudaï Berghen et Allah Choukouroff, achetèrent les prisonniers des Turcomans, et les emmenèrent sur le navire de Moussaïeff. Pendant que l'on déchargeait les marchandises, opération qui dura près d'une semaine, Grouchine eut souvent l'occasion de voir ce Tatare; il le pria de le racheter, ou d'obtenir sa délivrance de toute autre manière. Ces instances furent vaines; le Tatare n'y répondait que par des paroles ironiques et dédai

gneuses.

Quand toute la cargaison eut été mise à terre, Moussaïeff fit voile pour Astrakhan, les prisonniers furent dirigés vers Khiva. Grouchine n'y resta que trois jours chez Khoudaï Berghien, le khan Mohammed Rahim l'ayant acheté avec ses deux compagnons pour la somme de 150 ducats de Hollande : c'était le prix qui avait été payé aux Turcomans.

Grouchine, obligé dès ce moment de travailler à la maison de campagne de son maître, songeait sans cesse à sa délivrance; un an après, le khan étant allé chasser à Koungrat, il se concerta avec Dmitri Afanassieff et Platon Kierieff, ses camarades d'infortune, sur les moyens d'effectuer leur évasion. Leur

projet était de s'échapper, à travers le désert sablonneux, vers Keuné Ourghendj, afin de gagner la Russie en passant par Kara-Oumbet : bientôt ils entreprirent cette excursion dangereuse; mais, dès le troisième jour, ils furent découverts par des Turcomans qui parcouraient ce désert, et ramenés à Khiva. Le Kouch-béghi fit punir chaque fugitif de deux cents coups de fouet.

Malgré cette épreuve fâcheuse, Grouchine fit, deux ans après, une nouvelle tentative avec Ossif (Joseph), un de ses compatriotes, et cette fois marcha vers la frontière persane, dans l'espérance d'y arriver plus tôt. Ces deux infortunés avaient cheminé pendant huit jours d'inquiétude continuelle, quand ils furent encore une fois arrêtés par des Turcomans et reconduits à Khiva, où une récidive de ce genre est suivie d'un châtiment plus rigoureux que le premier. Le khan ordonna qu'on leur coupât le nez et les oreilles; ce qui fut exécuté sur Ossif; Grouchine put échapper à ce traitement cruel par les prières pressantes de Rahman-Kouli, fils du khan. Celui-ci insistait pour que du moins Grouchine fût cloué par une oreille à la potence; son protecteur lui sauva encore cette peine, mais ne put l'exempter de trois cents coups de fouet.

La nature avait doué Grouchine d'une force de corps extraordinaire, qui le mettait en état d'achever aisément les travaux les plus difficiles. Peu de temps après son arrivée à Khiva, il trouva diverses occasions de montrer cette puissance peu com

mune. Une fois, étant au bazar, il souleva seul une charrette chargée de melons, faisant un poids considérable; une autrefois il porta au premier étage d'un magasin de grains un sac contenant treize pouds (550 kilogrammes) de froment. Ces hauts faits furent bientôt connus, excitèrent l'admiration, et le bruit en parvint à la connaissance du khan. Il gratifia Grouchine du nom de pehlouvéne (homme prodigieusement fort), et exprima le vœu de s'assurer la fidélité d'un serviteur si adroit, si actif et infatigable au travail. Il se consulta donc avec les principaux personnages de l'État, et Grouchine, quoiqu'il se fût rendu deux fois coupable de l'énorme délit d'avoir essayé de s'enfuir, fut placé dans une compagnie de soldats, obtint un cheval et des armes, et fut obligé de promettre, sur son nonneur, de servir fidèlement le khan. C'était un a theminement à une dignité plus éminente; il fut bientôt nommé garde de la porte de son seigneur, et en conséquence chargé d'annoncer les personnes qui désiraient d'être admises en sa présence.

Malheureusement Grouchine, d'après son propre aveu, aimait passionnément les liqueurs fortes, et comme dans son ivresse il occasionnait des scènes d'une brutalité scandaleuse, souvent il était destitué de son emploi. Néanmoins, il rentrait toujours en grâce auprès de Mohammed Rahim, qui, dans des intentions toutes paternelles, ne lui épargna pas les corrections les plus sévères; elles agirent si efficacement, que Grouchine finit par renoncer pour tou

Novembre 1841. TOME IV.

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jours à l'usage de l'eau-de-vic, et par là se rendit plus digne de la faveur de son maître. Il l'acquit à un tel degré, que ce fut un déplaisir extrême pour plusieurs personnages de haut rang; ils se sentaient très-humiliés de dépendre, dans de certaines circonstances, du caprice d'un esclave robuste. Quelquefois il en résulta aussi des différends très-sérieux entre ces personnages et Grouchine; mais celui ci en sortait toujours vainqueur, parce que le khan lui montrait une confiance sans bornes.

A la mort de Mohammed Rahim, la position de Grouchine à la cour devint plus difficile, AllahKouli, héritier du trône, ne montrant pas pour lui autant d'inclination que son père; toutefois, son emploi lui fut conservé. Alors il songea plus que jamais à retourner secrètement dans sa patrie; des circonstances particulières l'y excitaient aussi d'une manière très-pressante. Il avait favorisé la fuite de deux de ses compatriotes, esclaves comme lui, savoir Étienne Vakracheff, d'Astrakhan et Fedor Merslêkoff, du gouvernement de Penza.

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Un Kirghiz, Sadik Taoubaïeff, s'était chargé de les conduire de Khiva à Astrakhan. Arrivé dans cette ville, il eut l'imprudence de raconter à des Khiviens qui y demeuraient que Grouchine avait prêté son secours au projet des deux Russes. La nouvelle en parvint aux oreilles du khan. Allah-Kouli résolut aussitôt de punir de mort Grouchine; il n'attendait que le moment où le Kirghiz, pris et conduit à l'échafaud, dénoncerait le crime dont le

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